1870 : souvenir d'une guerre oubliée
Cette douloureuse page de notre histoire s’achèvera une année plus tard, avec la défaite de la France, l'écrasement de la Commune de Paris et l'apparition d'un nouvel ordre moral.
De la défaite, nous avons tout oublié car les traces en ont été effacées, hormis la voie ferrée de la Petite ceinture et le Sacré-Coeur, aussi blanc qu'était rouge le sang des Communards dont il célébrait l'écrasement. Pourtant, le conflit de 70/71 marque un tournant décisif dans l'histoire de France (naissance des banlieues, constitution d'une classe ouvrière, avènement de la bourgeoisie financière et fin de la monarchie française), mais aussi de l'Allemagne puisque son unification, son acte de naissance, fut signée le 18 janvier 1871, à Versailles.
Notre pays n'était pas préparé pour prendre les armes. Sa stratégie de défense, construite 30 ans auparavant, et ses gradés, souvent incompétents et héritiers de l'art militaire des guerres napoléoniennes, furent rapidement pris à défaut. Mais si les stratégies économique et politique étaient à la source de cette guerre, il fallut des hommes pour mener les combats. Environ 200 000, Français comme Prussiens, y laissèrent la vie, en six mois et 10 jours de conflit, du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871.
Drancy, théâtre de combat
Deux batailles restées célèbres, dites du Bourget, marquèrent notre ville qui n'était alors qu'un village : du 27 au 30 octobre, puis le 20 décembre 1870. Néanmoins, durant toute la durée de la guerre, Drancy fut le théâtre de combat. Sous les feux de l'artillerie allemande, sa destruction fut presque totale. Les fermes comme le château en sortirent en ruines. Le temps a balayé les souvenirs. Seul un morceau du mur d'enceinte du parc de Ladoucette porte encore les traces de combats. Les Drancéens avaient déjà quitté leur village et les belligérants étaient des conscrits : notre mémoire collective n'a donc pas gardé de traces de cette période. La longue lettre d'un soldat, retrouvée dans les archives municipales, vient pourtant dessiner un quotidien que les livres d'Histoire ne racontent pas. Celui d'une guerre froide, humide et dramatiquement meurtrière.
Les batailles du Bourget
Drancy est déserté. Pillé, saccagé et bombardé, le village est occupé par les deux armées qui le transforment en terrain de guerre.
Dans la nuit du jeudi 27 au vendredi 28, le bataillon des francs-tireurs de la Presse prend Le Bourget aux Prussiens. Pris au piège dans le village et sous le feu de l'artillerie allemande tirant du Blanc-Mesnil, il attend des renforts qui arriveront insuffisamment nombreux et équipés. Les derniers Français se rendent, dimanche 30 octobre, en fin de matinée, devant l'église, faute de munitions. Le lieutenant Baroche meurt lors de ce dernier combat.
Les Français veulent reprendre Le Bourget. Ils attaquent par le sud, l'ouest et l'est (par Drancy). En outre, des trains roulant sur la voie de Soissons mitraillent les Prussiens. Mais c'est un échec, les forces françaises se retrouvent bloquées par des fortifications insuffisamment bombardées à l'avance par des canons d'un trop petit calibre. Des centaines d'hommes périront dans un froid glacial. Par la suite, Drancy restera sur la ligne de front.
Les origines du conflit
Tout débute... en Espagne, lorsqu'en 1868 le trône se retrouve vacant. Un prince prussien pose alors sa candidature, mais la France ne tient pas à se retrouver encerclée par un vieil ennemi en plein renouveau nationaliste. En juin 1870, elle envoie un représentant, Vincent Benedetti, auprès de Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen qui finit par se retirer de la course. Mais le Français insiste pour que ce renoncement soit définitif. Il sera éconduit. Vexation de chaque côté, envois de dépêches maladroites ou tronquées : chacun va trouver là un prétexte pour faire chanter la corde patriotique. Le chancelier Bismarck comme l'empereur Napoléon III cherchant à développer l'influence de leur pays, l'affaire était mal engagée !
La guerre est déclarée le 19 juillet. Mais l'armée allemande, mieux préparée, plus nombreuse et appuyée par une artillerie plus importante (canon Krupp), ira de victoires en victoires. Napoléon III est fait prisonnier le 2 septembre et les Prussiens n'ont plus qu'à marcher sur Paris.
Deux jours plus tard, Gambetta proclame la République au balcon de l'Hôtel-de-ville de la capitale. Pour la défendre, 400 000 hommes sont disponibles (dont à peine un quart a une formation militaire), un rempart et quelques forts en banlieue (lire Drancy média 392). L'armée prussienne arrivant de l'est, notre ville est aux premières loges.
La route de Flandres (N2) est une des voies menant à Paris. Le Fort d'Aubervilliers en protège l'accès. Trois kilomètres plus au nord, Le Bourget est le dernier village.
La guerre, vue de l'intérieur
L'histoire est une chose. Cette lettre, découverte dans les archives municipales en raconte une autre : celle de la guerre et du froid.
Le contexte
En 1902, trente ans après la fin du conflit, le conseil municipal décide de construire un monument aux morts dans le cimetière, en l'honneur des soldats tombés lors des combats. Auguste Lambert, maire de Drancy, reçoit alors un courrier.
Paris 14 septembre 1902
Monsieur le Maire,
J'ai vu que la commune du Grand Drancy allait inaugurer
le 12 octobre prochain un monument élevé dans son cimetière à la Mémoire des soldats français morts pour la Patrie en 1870 – 1871 et j'ai senti mon cœur se serrer en proie à une vive émotion lorsque j'ai lu les noms de ces deux braves, Provenat Jules, Delas Gabriel, destinés à passer à la postérité, ainsi que les numéros des Régiments de leurs camarades inconnus.
Le Drancy ! Quel pénible souvenir pour tous ceux qui ont appartenu au 60e Régiment mobiles, Seine – Oise, arrondissement de Corbeil, Étampes, Mantes, Pontoise.
Le Drancy ! Que de misères il nous a values ! Que de centaines de camarades, d'amis, il nous a coutés !
Le Drancy ! Quel tombeau pour notre régiment ! Et le Drancy ne nous connait pas. Le Drancy nous ignore.
Et bien, je désire qu'il nous connaisse, je veux que vous sachiez, Monsieur le Maire, et que vous puissiez dire à tous qu'à côté de ceux que les balles ont frappés ou que les obus ont brisés au Drancy, il est aussi des braves, quantité de braves, que la Mort a marqués là de son seau inéluctable, se réservant de les faucher en silence à son heure.
Je les ai vues ces longues théories d'hommes hier encore forts et bien portants, aujourd'hui amaigris, épuisés par les veillées et le froid, ruinés par la diarrhée, les douleurs, les rhumatismes etc... ; je les ai vus ces malheureux, vaincus par la fièvre, aphones, crachant le sang, grelottant et s'affaissant sous leurs jambes engourdies ou leurs pieds gelés ; je les ai vu partir du Drancy pour Paris, pour l'hôpital d'où beaucoup d'entre eux ne devaient plus revenir ; j'ai vu aussi ceux qui, trop nombreux, hélas !, après avoir été sauvés momentanément ont trainé au milieu de nous pendant des mois, d'aucuns même pendant des années, une vie de souffrance morale et physique, jusqu'au jour où, mettant fin à leur longue agonie, la Mort leur réclamait le tribut suprême qu'ils semblaient un instant lui avoir dérobé.
Leurs cendres dispersées un peu partout ne peuvent attester par leur présence dans votre Champ de Repos le sacrifice qu'ils ont fait de leur vie à la Patrie ; elles ne peuvent non plus réclamer l'immortel inscription sur ce monument qu'érige le Drancy, malgré le courage et l'abnégation qu'ils y ont montrés.
Nous faisions partie, comme troisième régiment, de l’héroïque brigade du Général Lamariouze (35e et 42e de ligne) – Division de Réserve du Général Faron.
Nous levions le Camp de Vincennes dans l'après-midi du 20 décembre 1870, portant chacun 6 jours de vivres et 108 cartouches. Le soir, nous bivouaquions derrière le fort de Noisy-le-Sec et après avoir pris le café de grand matin, le 21, nous descendions des hauteurs de Noisy vers la Folie1 et Bobigny pour venir nous établir en réserve derrière la ferme du Drancy.
Les troupes qui étaient devant nous commençaient l'attaque et notre 3e Bataillon appuyait le mouvement des marins sur la suifferie.
Notre rôle se borna là dans cette affaire du Bourget.Toute la journée, la fusillade fut vive et les mitrailleuses en batterie dans le Parc du Château de votre commune firent rage ; toute la journée aussi nous attendions l'ordre de marcher en avant. Ce ne fut que le soir, alors que tout était rentré dans le calme, que nous dûmes nous avancer, les armes chargées, sans sacs, dans cette plaine qui s'étend entre le Grand Drancy et la route Paris – Bourget (la ligne de la Grande ceinture n'existait pas) pour y creuser une tranchée parallèle à la voie ferrée de Soissons, occupée par les Allemands, et nous y installer. La nuit était noire, les étoiles brillaient, il gelait. Nous partîmes et bientôt, munis de pioches et de pelles, nous fumes à l'ouvrage, la terre dure comme le roc se laissait difficilement entamée, nos outils s'émoussaient, sa rompaient même et la besogne qui avançait lentement ne put être achevée dans la nuit que grâce à l'endurance et à l'énergie de tous.
Nous passâmes 14 jours et 14 nuits dans ces tranchées de première ligne : partie debout, l'oeil au guet pour surveiller, partie assise sur les havres-sacs2 pour se reposer et dormir, avec la voute céleste pour voile de lit.
Une terrible bise du Nord fit descendre le thermomètre à plus de 20 degrés en dessous de zéro et la neige dont un blanc manteau de plus de 20 centimètres couvrit la terre pendant longtemps fit son apparition.
Sans eau, les puits ayant été partiellement comblés, il nous fallait envoyer de nuit des Corvées en arrière de Bobigny pour en trouver ; sans feu pour préparer notre ordinaire composé de cheval, de riz et de biscuit irrégulièrement distribué, nous fumes obligés d'avoir recours aux portes et aux poutres de vos maisons bombardées.
Qu'il me suffise de vous dire qu'en ces quelques jours, notre effectif de plus de 3000 hommes fut réduit à moitié et qu'il restait à peine un officier et 3 sous-officiers par Compagnie.
Nous avions pendant ce temps presque transformé en redoute3 la ferme de Drancy, mais le Régiment décimé ne pouvant plus assurer la défense du secteur qui lui était confiée fut envoyé pour 6 jours au repos dans Pantin. Il reprenait à nouveau le service des avant-postes sur Petit Groslay, le Drancy, Bobigny et se portait en soutien du 254e de Marche attaqué près de Drancy dans la nuit du 13 au 14 janvier ; enfin reformé en partie, il quittait votre région le 18 janvier pour se rendre à Buzenval.
Et maintenant que vous avez compris ma légitime émotion à la lecture de cet article "Le Monument de Drancy", je dois vous dire qu'il reste des débris de ces Compagnies qui ont vécu et souffert sur votre territoire ; que ces hommes liés entre eux par l'affreux souvenir de l'année terrible se plaisent à se retrouver ; qu'ils se sont groupés ; qu'ils ont formé des sociétés amicales et philanthropiques et qu'ils terminent généralement leurs réunions annuelles par un banquet fraternel.
Le 18 courant aura lieu à Mantes-la-Jolie la réunion de la société amicale des anciens mobiles de Seine-et-Oise, 60e Régiment, 2e Bataillon. Elle sera suivie d'un banquet à l'Hôtel du Grand cerf à midi.
Je suis certain que mes camarades, malgré les pénibles moments que votre présence pourrait faire renaitre dans leur mémoire, seraient heureux de vous voir au milieu d'eux ce jour-là.
Les circonstances ont fait que nos chers disparus n'ont aucun droit à figurer sur le monument du Drancy, mais leurs survivants en vous voyant, en vous entendant, seraient fiers d'apprendre de vous-même que nos maux et nos souffrances d'alors vous sont connus et que vos victimes du devoir accompli autour du Drancy ne sont pas oubliées.
J'espère donc, Monsieur le maire, que rien ne vous empêchera d'accepter notre invitation.
Je vous prie d'accepter mes bien respectueuses salutations.Gaston Salès. Vice-président de la société amicale, ex-sergent au 2e Bataillon du 60e Régiment de mobiles.